VINCENT CARTUYVELS
Extrait - Catalogue d'exposition, Edition Chris De Becker - Artitude, 2019
Par un tissage en douceur de zones frontales et de plans perspectifs issus de détails photographiques, les structures colorées d’Elise Leboutte sont constituées d’énergies lumineuses venues d’ailleurs, comme un hors champ qui envahit en douceur les pénombres des bordures, ou au contraire, comme un voile sombre en train de gagner sur les clartés : double mouvement d’un demi-jour entre aurore et crépuscule, intérieur et extérieur, éclaircie et nuage.
Ce pan de lumière n’est jamais éclatant, et sa palette est restreinte. Le substrat coloré des peaux translucides se révèle de plus en plus riche au fur et à mesure que le regard circule d’une zone à l’autre : cette peinture a des secrets qui ne se livrent pas d’emblée…
On le sait depuis Van Eyck, les glacis sont les premiers vecteurs de transparence et donc de lumière. Ils sont au cœur de ce travail : ils suggèrent des éclairages sous-jacents, des ombrages subtils, des lueurs filtrées qui nous rappellent des sensations éphémères du quotidien. Paradoxe, ces instantanés lumineux sont réalisés en séquences mûrement réfléchies, dans l’extrême attention des effets produits par le jeu des recouvrements. Travail soigné, exigeant, mené dans une lenteur indispensable à la maturation de chaque étape.
Cette construction des éclairages est renforcé par les floutés, les «bougés photographiques» réalisés par des passages à mi-sec, avec une pâte acrylique qui, on le sait, sèche vite : elle exige donc à ce stade une rapidité d’exécution.
On le voit, la nature du medium commande les différents processus d’émergence de l’image, ce qui constitue un moteur essentiel du travail de l’artiste. Celle-ci revendique d’ailleurs ce plaisir d’être en connivence avec la technique et de pouvoir la suivre dans ses contraintes.
Avec le temps de la contemplation, le spectateur prend conscience de l’importance des finitions. Oui, tout compte ici…comme les différents états des limites entre les plans, parfois nettes, parfois floues, parfois incertaines : dans ce cas ils se touchent à peine, et laissent un interstice qui permet la vibration dans la fragilité des perceptions. Tout compte, comme l’aspect lisse et vernissé de la surface, brillante, satiné ou mate, comme la trace du balayage et l’orientation du pinceau, visibles ou non…Sans effets faciles et dans la sobriété, la plus grande exigence du métier est ici présente à tous les niveaux pour un éloge de la lumière qui semble répondre à la pensée de Tanizaki : en effet, dans L’éloge de l’ombre , l'auteur refuse les éclairages brutaux des occidentaux, il leur préfère les pénombres de l’architecture japonaise qui révèlent tant de beautés dans l’économie des sensations.
Les reflets blanchâtres du papier, comme s’ils étaient impuissants à entamer les ténèbres épaisses du toko no ma, rebondissent en quelque sorte sur ces ténèbres, révélant un univers ambigu où l’ombre et la lumière se confondent. N’avez-vous jamais, vous qui me lisez, au moment de pénétrer dans une de ces salles, éprouvé le sentiment que la clarté qui flotte, diffuse, dans la pièce n’est pas une clarté ordinaire, qu’elle possède une qualité rare, une pesanteur particulière ?
(…)
Or c’est précisément cette lumière indirecte et diffuse qui est le facteur essentiel de la beauté de nos demeures.
Et pour que cette lumière épuisée, atténuée, précaire, imprègne les murs de la pièce, ces murs sablés, nous les peignons de couleurs neutres, à dessein.
(…)
Nous nous complaisons dans cette clarté ténue, faite de lumière extérieure d’apparence incertaine, cramponnée à la surface des murs de couleur crépusculaire, et qui conserve à grand’ peine un dernier reste de vie. Pour nous, cette clarté-là sur un mur, ou plutôt de cette pénombre, vaut tous les ornements du monde et sa vue ne nous lasse jamais1.
1. Tanizaki Junichiro : L'éloge de l'ombre - Publications orientalistes de France, 1977